† Feet, don't fail me now, 1993. Des cris perçaient à travers les parois fragiles qui constituaient les murs de la demeure. À l’extérieur, les passants pressaient le pas, prétendant comme toujours ne rien entendre, ne rien savoir.
Ce n’était que Ji Min.. rien d’anormal. Ça lui prenait, de temps à autres, quand son quotidien difficile lui pesait à l’excès. Crier sa rage, geindre en aspirant à une vie meilleure, briser la rare vaisselle qu’il leur restait, déplorer sa misère et l’idiotie dont elle avait fait preuve quand, à 17 ans, elle avait épousé cet homme qu’elle avait cru capable de la rendre heureuse… Elle le faisait régulièrement, oui. Mais cela ne changeait pas la donne, et sa réalité n’en était pas moins pénible après coup. Elle n’en sortait que plus amère lorsqu’elle cédait aux larmes et que son homme, compatissant à sa détresse et ployant sous le poids de la culpabilité, s’effondrait à son tour. Elle ne voyait plus en lui le bon vivant que les autres connaissaient, celui aux côtés duquel le moindre ennui devenait chimère, la vie une vaste blague. Elle ne l’écoutait plus comme celui qui pouvait alléger ses peines en quelques mots, lui arracher un éclat de rire et lui faire oublier ses chagrins. Il n’était plus ce Sunbae admirable qu’elle avait regardé des années durant, des étoiles pleins les yeux, et qu’elle avait harcelé jusqu’à ce qu’il soit sien. L’adolescent populaire du lycée avait cédé la place à un homme presque bedonnant, un chef de famille sans le sou, sans emploi. Il était méprisable, détestable, et qu’importait le fait que le voisinage l’adore – ces gens étaient tout aussi minables que lui. À seulement 19 ans, elle voyait se profiler devant elle 70 ans de malheur et cette vision pathétique la rendait presque
folle, folle de rage et désireuse de lutter contre ce triste destin. Ce soir, la raison de ses cris variait : elle était enceinte. C’était impossible, inacceptable,
comment assumeraient-ils cette nouvelle charge? Avec
quel argent nourrir cet enfant auquel ils n’étaient même pas sûr de pouvoir offrir un toit les mois à venir? Mais cette fois, Moo Kyul n’avait pas passivement encaissé ses sautes d’humeur. Il avait tempêté à son tour, avait ragé, hurlé, puis l’avait suppliée de garder l’enfant, assurant que s’ils faisaient preuve de patience la situation s’améliorerait. Assise seule sur la terre battue qui entourait leur masure, Ji Min laissa retomber sa tête contre la poutre qui lui servait d’appui, épuisée. Quoi qu’il puisse dire, elle ne tiendrait pas longtemps. Elle pensait à l’avenir, lui à l’instant présent. Mais s’il ne retrouvait jamais d’emploi, que deviendraient-ils? Sa paume se posa presque machinalement sur son ventre encore plat et un mince sourire vint éclairer ses traits fatigués tandis qu’elle abdiquait malgré elle.
Elle allait avoir un bébé.
† take me to the finish line, août 1994. The american dream : un conte, une belle utopie, l’espoir d’une renaissance et la promesse d’une nouvelle vie. Bernée par ce désir comme bien d’autres avant elle, la coréenne foulait le sol américain pour la première fois, son poupon sous le bras et son unique bagage en main. Un peu perdue, elle demanda son chemin dans un anglais approximatif, restes tapissés d’hésitation de ses années lycée. Pour la première fois mais certainement pas la dernière, Jin Ah ressentit le poids de son exil volontaire et serra son fils dans ses bras en refoulant ce sentiment. Le regarder était encore un peu difficile. Elle qui avait cru haïr son Moo Kyul s’apercevait seulement à présent que son absence creusait dans son cœur un vide béant, et que ses traits étaient gravés sur le visage de leur fils, telle la réplique imparfaite de ses rêves brisés. Mais
qu’importait, elle ne reviendrait pas en arrière. Tout avait volé en éclat lorsqu’il s’était réfugié dans l’alcool. Vivre avec un incapable était déjà une peine suffisante pour qu’elle subisse la honte de dépendre d’un buveur notoire. C’était sur un coup de tête, et en secret, qu’elle avait fait ses paquets pour s’enfuir comme une voleuse, six mois seulement après avoir donné naissance à un petit garçon. Kang Joo. Elle l’avait décidé seul, ce serait son nom.
Kang pour la vigueur. Il serait le contraire de son père : un homme robuste, valeureux.
Joo signifiait propriétaire. Seigneur. Elle voulait qu’il devienne un grand homme, qu’il n’ait jamais à traverser les difficultés qu’elle avait endurées. Elle lui offrirait coûte que coûte cet avenir glorieux, et peu importait qu’elle s’y brûle les ailes.
† We carry on, try to have fun in the meantime, octobre 1995. L’adaptation était pénible. Le mal du pays difficilement supportable. L’isolement un poids trop pesant pour ses frêles épaules, et ses yeux bridés n’étaient guère un atout… pas plus que l’accent qui la rendait difficile à comprendre. Son statut de mère seule, enfin, était bien loin de lui faciliter la tâche, et son jeune âge rajoutait une tare à son cv. Jin Ah avait tout juste réussi à enchaîner les boulots minables au cours des derniers mois, avant que des urgences ne l’obligent à tronquer ses heures de travail, à quitter son poste en catastrophe trop souvent au goût de ses patrons. Les fièvres, les nuits écourtées par les pleurs de l’enfant, les difficultés à le laisser, si jeune, aux mains d’inconnues dont les services lui coûtaient une fortune, l’inaccessibilité du système de santé… c’était à s’en arracher les cheveux. Mais depuis peu, elle avait trouvé l’opportunité d’entrecouper ce rythme harassant de moments
hors du temps. Au pressing auquel elle travaillait, on déposait des tenues diverses, qui éveillaient son âme rêveuse. Il y avait les costumes des comédiens de pacotilles. Jin Ah se demandait à quels types de personnages ils seyaient, en effaçant les traces de sueur; s’amusait à deviner les traits de ces acteurs, leur maquillage tantôt lourds tantôt discrets en défroissant leurs tenues, gommait les derniers plis et les empaquetait en imaginant les histoires qu’ils vivraient à présent. Il y avait les uniformes des riches étudiants, dont l’illustre blason la narguait avec la même ironie désagréable qu’affichaient leurs propriétaires en les lui laissant. Elle trouvait parfois dans leurs poches des billets oubliées et, lorsque les temps étaient durs, elle les glissait dans l’une des siennes, certaine qu’ils
ne s’en apercevraient même pas. C’était une chiquenaude pour eux, mais le prix d’une gâterie inespérée pour son fils, et elle s’appliquait à faire taire la conscience pénible qui lui faisait comprendre que
quelles que puissent être ses raisons, c’était mal agir. Elle s’imaginait la vie qu’elle aurait menée si elle avait pris le temps d’aller à l’université; elle leur pardonnait alors en s’avouant, rougissante, qu’elle aurait fait montre du même snobisme qu’eux. Puis venaient les tenues de soirées, soyeuses, irrésistibles, qu’elle enfilait en douce quand le patron avait les yeux tournés. Le miroir était son seul témoin au départ, mais un jour il y avait eu un carton d’invitation et, ayant le lieu et l’heure, la tenue appropriée, elle n’avait pas pu s’empêcher
d’oser pousser l’audace quelques crans plus loin. Cendrillon d’une nuit. Le cœur battant, les mains moites, taraudée par la certitude d’être rapidement démasquée, elle avait d’abord été maladroite avant qu’un charmant cavalier ne lui offre l’occasion de retrouver contenance en passant la soirée à son bras. Il l’avait intégrée à son groupe, et on lui pardonnait volontiers ses lacunes, que l’on mettait sur le compte de son statut d’étrangère, puisqu’elle apportait une touche d’exotisme à la conversation. L’échange était donnant-donnant : elle leur parlait de ses origines, ils la briefaient en l’instruisant sur des sujets locaux. Quelques heures plus tard, alors qu’elle s’éclipsait, on lui avait glissé une nouvelle invitation. L’expérience s’était ainsi réitérée, encore et encore, et Jin Ah avait peu à peu tissé une toile de mensonge pour répondre à leurs interrogations sur son passé.
Un soir, il y avait eu au pressing ce paquet accompagné d’une note, liste de précautions à prendre pour un costume griffé
Daeva Couture : son cœur s’était presque arrêté de battre quand elle avait reconnu le label Coréen. Une marque de chez elle. Elle s’était renseignée à la hâte, pour apprendre que l’un des co-propriétaires de la marque se trouvait en Amérique pour une semaine. Hasard ou coup de pouce du destin? Jin Ah s’était empressée de servir à son meilleur contact les mimiques adorables qui le faisaient fondre à tous les coups, et le lapin blanc lui avait déniché une entrée pour la soirée à laquelle assisterait le président Kim. Elle ne s’attendait pas alors à ce que cette occasion soit le tournant qu’elle espérait, mais sa vie était bel et bien sur le point de changer.
† This museum is full of ash, juillet 1996. Elle riait au nez du monde à présent. Jin Ah connaissait mieux qu’elle n’aurait jamais pu l’imaginer la douceur de la soie. Seule dans le grand lit que venait de quitter son amant, elle paraissait dans un état semi-comateux, entre rêve et éveil, lorsque des pleurs la tirèrent des limbes. Elle se coula dans un peignoir épais pour rejoindre la chambre de son fils et le berça amoureusement en lui présentant son sein lourd, lui chuchotant que tout irait bien. Leur avenir était presque assuré à présent. Lorsqu’il eut retrouvé le sommeil elle retourna à sa chambre trop grande, joua du bout des doigts avec la carte qu’avait laissé son homme à sa disposition.
Fais-toi plaisir. Un sourire victorieux naquit sur ses lèvres alors qu’elle se laissait tomber sur le matelas en riant, euphorique. Qu’allait-elle faire aujourd’hui..? Les boutiques, sans doute; elle aimait la façon dont son quotidien s’était fait superficiel, elle n’avait même pas l’impression de s’être vendue. Non,
il se damnait pour elle, lui offrait tout ce qu’elle pouvait désirer et même plus, acceptait même qu’elle ait porté le fils d’un autre et parlait, parfois, de donner son nom à cet enfant. Il la rendait presque amoureuse. Elle alluma la télé, moins par intérêt que pour briser le silence, et s’enferma en chantonnant dans la salle de bains attenante.
Ce fut une annonce désagréable qui salua son retour dans la pièce. Les couples Kim et Rhee affichés à l’écran, dans toute leur gloire, et le bras de son amant entourant étroitement les hanches de son épouse légitime tandis que les journalistes encensant les propriétaires de la
Daeva Corp. Jin Ah serra les poings sur le peigne au point que ses phalanges en blanchissent et saisit brusquement le verre de cristal abandonné sur le chevet. Y dormait encore le fond de vin rouge qu’ils avaient bu ensemble la veille… avant qu’un élan de rage ne l’ait poussée à l’envoyer s’éclater sur l’écran, une sonnerie lui annonça l’arrivée d’un indésirable et elle se dirigea vers la porte d’entrée sans prendre la peine de se vêtir, ou de s’assurer de l’identité de l’indésirable. Room service, sans doute. Et du haut de ses 22 ans, elle aimait à sentir peser sur elle les regards chargés de désirs des hommes qu’elle croisait, et elle se sentait puissante lorsque leurs mains, fébriles, tremblaient de ne pouvoir la toucher. Mais ce qui l’attendait sur le pas de la porte,
c’était un cauchemar.
Réminiscence d’une autre vie : Moo Kyul.
† Try to exorcise this place, septembre 1996. «
Qui est-ce? » Le président Kim pouvait être le plus parfait gentleman… tout comme il pouvait se montrer effrayant. Et c’était précisément le cas en cet instant. On disait qu’il ne pardonnait jamais trahison… Jin Ah s’obligea à rester digne : agir en coupable signerait sa perte. «
Rien qui te concerne », répliqua-t-elle avec aplomb, consciente pourtant qu’elle ne ferait qu’envenimer la situation. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne découvre la vérité. Une question d’heures avant que la révélation de son mariage le mène à comprendre qu’elle ne venait pas d’une famille riche, mais des bas quartiers. Qu’elle lui avait menti dès leur rencontre. Un ricanement mauvais le secoua, et elle se retrouva pour la première fois face au visage inquiétant de cet implacable homme d’affaire, elle qui n’avait encore eu droit qu’aux regards tendres de l’amant. Son charisme écrasant et la colère qu’il contenait à peine la firent trembler, elle serra les mains sur le meuble derrière elle alors qu’il s’emparait du téléphone qu’il lui avait offert et parcourait la liste de ses derniers appels.
Indésirable. Indésirable. Indésirable. L’adjectif n’en finissait pas d’apparaître alors qu’il faisait glisser son doigt sur l’écran tactile. Elle ferma les yeux, le cœur au bord des lèvres. C’était une chance qu’elle l’ait enregistré sous un tel terme plutôt que sous son véritable prénom. C’eut été encore mieux si elle avait eu la présence d’esprit de supprimer toute trace de son existence. Trois plis striaient le front du quadragénaire, deux autres, amers, plissaient sèchement les coins de sa bouche. «
Je te laisse une dernière chance d’être honnête, mais que les choses soient claires… Il la saisit durement par la nuque pour murmurer contre ses lèvres :
que tu parles ou non, je saurai la vérité. » Elle déglutit péniblement, calculant les maigres chances qu’elle avait de se tirer de cette impasse. «
C’est le père de Kang Joo. Mon… mon mari, avoua-t-elle. Un faible cri lui échappa alors qu’il retournait la table dans un élan de rage, et les mots dévalèrent ses lèvres d’eux-mêmes, précipitamment cette fois, alors qu’elle se recroquevillait sur elle-même.
Arrête ! Je t’en supplie, arrête, je ne veux pas revivre ça… » C’était sa dernière carte. «
Revivre quoi? Je vois. Je suppose que je ne suis pas le premier à me laisser duper? » Elle nia d’un mouvement de tête saccadé. «
Les cris, les coups, je ne veux pas… je ne peux pas… » Jin Ah étouffa un sanglot au creux de sa paume et des larmes de crocodile dévalèrent ses joues pâles. Le silence qui lui répondit lui annonça un instant de répit : soit elle parlait maintenant, soit elle ne le faisait jamais. Elle avait espéré que cette scène pathétique suffise à le faire venir à lui, mais c’était sous-estimer l’égo de cet homme dont la confiance en elle vacillait dangereusement. Elle leva vers lui ses yeux baignés de larmes, et comme pour parfaire la comédie, son Kang Joo choisit cet instant pour se manifester : il pleurait sur le pas de la porte, témoin silencieux de la dispute. Elle ne l’avait pas vu jusque-là. Jin Ah se précipita vers lui et l’enveloppa de ses bras – «
Ce n’est rien… chut, n’aie pas peur… Le président Kim avait toujours voulu d’un fils. Son ami le plus proche et associé avait eu la chance de voir sa femme lui offrir un successeur, mais après des années de mariage le couple Kim n’avait toujours pas partagé ce bonheur. C’était la raison pour laquelle il avait accueilli le fils de son amante sans un mot, mais avec une émotion poignante. Il avait été l’un des plus précieux atouts de Jin Ah, alors même qu’elle avait craint que l’homme ne la répudie en apprenant qu’elle était mère. Et cette fois encore, son Kang Joo serait la clé qui l’aiderait à calmer la colère de son amant.
Il s’appelle Moo Kyul, consentit-elle à révéler, les yeux perdus dans le vide.
Il était mon Sunbae au lycée, et je suis tombée amoureuse au premier regard. C’était un séducteur, je n’étais pas la seule : il avait toutes les filles à ses pieds. Alors quand il m’a regardée pour la première fois, je me suis sentie… importante. Unique, lorsqu’il m’a passé la bague au doigt. J’avais 17 ans, j’étais naïve et aveugle, je m’attendais à ce qu’on file le parfait amour. Et ça a été le cas… pendant un an. Mais il changé du tout au tout, par la suite. Il a abandonné son travail, s’est mis à boire… je travaillais pour deux la journée, jouais les maîtresses de maison le soir. J’ai espéré que ce serait temporaire, mais les choses n’ont fait que s’aggraver. La première fois qu’il m’a frappée… Sa voix mourut dans un souffle, et elle dut se retenir de tourner la tête pour s’assurer que son aveu l’avait marqué. Mais dans ce genre de cas, les femmes n’avaient-elles pas plus tendance à ne pas oser croiser le regard de leur confident? Elle se demanda un instant si son Kang Joo resterait marqué par cette histoire, mais elle ne pouvait pas se permettre de le renvoyer maintenant : elle se raccrochait à lui comme à une bouée de sauvetage. Faisant mine d’étouffer un sanglot, elle reprit :
La première fois qu’il m’a frappée, j’ai fait mes valises, bien décidée à le quitter. Mais il m’a rattrapée, il s’est excusé, il a juré de ne plus recommencer et m’a calmement expliqué que c’était de ma faute, que je ne devais pas l’énerver… Une part de moi se révoltait, l’autre s’est laissée avoir par sa voix caressante qui m’assurait qu’il m’aimait, et le calvaire a commencé à l’instant où je me suis excusée, persuadée d’être la responsable. Ça a duré quelques mois, et chaque jour était plus pénible que le précédent. Jusqu’à l’arrivée de Kang Joo. Elle esquissa un faible sourire et s’éloigna de son fils, juste un peu, pour caresser sa tignasse brune avec affection.
Moo Kyul… m’a juré que tout changerait. Il a fait des efforts au départ, c’est vrai, mais plus la grossesse avançait plus la situation l’insupportait. Je n’étais plus bonne à rien, mon corps informe le répugnait, les inconvénients de mon état l’emportaient sur la joie éphémère de devenir père. Un soir, une énième dispute a dérapé, et il m’a tant ruée de coups cette fois-là que j’ai failli perdre mon bébé. Ça… je ne pouvais pas l’accepter. » Un bruissement et des bruits de pas lui apprirent qu’il l’approchait avant que ses mains n’enserrent fermement ses épaules en un soutient muet. Puis l’une de ses paumes vint recouvrir la main de Jin Ah sur la joue de Kang Joo, et elle sut qu’elle était sur la bonne voie. Elle lui raconta ensuite la les derniers mois de grosses, la terreur à l’idée qu’il parvienne à la retrouver; les douleurs de l’accouchement, traversées
seule. Comment elle avait choisi l’exil six mois plus tard dans l’espoir de pouvoir recommencer. Elle avoua, humble et honteuse, qu’elle avait voulu fuir sa routine pénible en se faisant passer pour une autre. Que ce n’était arrivé
qu’une fois et que le destin s’était mêlé en le plaçant sur sa route. Mais qu’elle n’aurait jamais cru qu’il puisse s’intéresser le moins du monde à elle. Le récit de son scepticisme au départ collait à merveille à leur histoire, puisqu’elle avait eu le bon goût à l’époque de se faire désirer, de paraître incertaine, hésitante surtout face au statut d’homme marié de celui qui la courtisait. Il l’avait pourchassée des jours entiers, avant de la presser de lui donner une réponse, et le fait qu’il doive rentrer en Corée l’avait obligée à prendre une décision à la hâte, « sans savoir si elle aurait à le regretter ou s’il s’agissait de la chance de sa vie ». Elle avait voulu « croire qu’il était son destin ». Une vraie romance pour jeunes filles en fleur. Jin Ah se plongea dans le silence en se demandant à quel point son histoire avait été crédible. Était-ce
trop? Ou pas assez? Sa seule réponse fut le bruit presque inaudible de la porte d’entrée, que son amant referma derrière lui en quittant la chambre d’hôtel.
† You'll come running back, I swear, janvier 1997. Elle était partie le soir même. Rester la mettrait en position de faiblesse, elle passerait pour la maîtresse qui ne pouvait accepter de se détacher de son
sugar daddy friqué. Partir faisait d’elle l’amoureuse dont les sentiments avaient été mis en doute, bafoués. Jin Ah pouvait reprendre sa vie en main tout en attendant que le président Kim lui revienne – et elle refusait de croire que cela n’arriverait pas. Elle avait pris soin de n’emporter que le minimum, quelques vêtements de marque qu’elle avait achetés à son insu et qu’elle avait, ainsi, pu revendre pour avoir de quoi se relever. Et derrière elle, elle avait laissé les photos de leurs moments à deux, la lingerie fine qui l’avait fait frémir, et tout ce qu’il lui avait offert. La bague qu’il avait glissée à son annulaire
droit avait été abandonnée dans un verre sur la table. Elle espérait qu’il ait vu lui-même la chambre déserte, et qu’il ne se soit pas contenté d’envoyer un employé la chasser. Elle croisait les doigts également pour qu’il se soit effondré et se ronge encore les sangs. Kang Joo grandissait. Il devrait bientôt entrer à l’école. Jin Ah retardait le moment en espérant ne pas avoir à l’envoyer dans l’un de ces établissements minables qu’elle avait été forcée de fréquenter; le président lui avait fait miroiter les meilleurs instituts.
C’était ainsi qu’il l’avait retrouvée : vivant de son dur labeur sans se plaindre, élevant son fils avec une patience infinie, appréciée de son voisinage… le tableau était à son avantage. En le voyant, elle avait lâché ce qu’elle tenait en main et avait reculé avec effroi, alors même qu’elle jubilait intérieurement. Il avait dû se battre pour la récupérer. Les mois suivants avaient été
parfaits avant qu’un nouveau problème n’éclate : la maîtresse cachée avait appris la grossesse de l’épouse. L’étau de la peur lui avait noué la gorge et le cœur, c’était un coup dur. Si cette femme donnait naissance à un fils… tout serait perdu. Elle en était à son sixième mois.
Il en restait trois à attendre, tout se jouerait avec cette naissance. Deux mois et demi plus tard, le calvaire prenait fin : l’enfant était né. Une fille. Pour les présidents de la Daeva Corp., avoir un fils était plus qu’une question d’affaire, c’était symbolique. Leurs pères avaient monté cette entreprise qui avait rapidement gagné en notoriété; ils avaient grandi ensemble, inséparables amis d’enfance, en attendant le jour qui ferait d’eux des associés et celui, plus lointain encore, qui verrait arriver la troisième génération, le second duo qui prendrait la relève après eux.
Cette charmante petite fille venait fausser la donne, et elle fragiliserait du même coup ce couple qui n’était déjà plus qu’une image abimée, une sonate dépassée dont la mélodie sonnait faux. Jin Ah jubilait : elle avait gagné.
† Sometimes love's not enough and the road gets tough, 2013. Sclérose en plaque. C’était une triste fatalité : le président Kim comptait au nombre des 3% d’hommes de 50 ans et plus touchés par cette maladie. Il en avait ri tout d’abord, et avait écarté l’inquiétude de son entourage d’un geste dédaigneux. Engourdissement d’un membre, troubles de la vision, sensations de décharge électrique, troubles des mouvements… Ça avait commencé dix ans plus tôt, de façon supportable. Les symptômes étaient d’abord passagers. Il parvenait même parfois à les masquer, et une période de rémission s’ensuivait. Mais au bout de cinq ans la maladie s’était mise à évoluer de façon continue, par poussées : les signes étaient réapparus, de nouveaux symptômes s’y étaient ajoutés, et ils avaient fini par laisser des séquelles invalidantes. Les journaux s’étaient emparés de la nouvelle du handicap du présent, sa capacité à continuer de gérer l’entreprise avait été remise en question. Le président Rhee avait fait taire les rumeurs au sein et à l’extérieur de la maison mère et des sociétés liées, signalant sèchement qu’ils avaient la situation en main et que le public comme les employés seraient tenus au courant de l’évolution des choses. Deux mois plus tard, sa seconde épouse devenait sa représentante au sein de la
Davea Corp.†
Kang Joo rangea en un tas inéagl les coupures de journaux, les photos et les pages manuscrites en partie brûlées, les fourra dans une boîte cadenassée et poussa cette dernière sous son lit avant de s’allonger, les mains derrière la nuque. Si sa mère apprenait qu’il était en possession de ces bribes de passé qui constituaient ses plus sombres mensonges, elle
criserait. Il avait entamé cette « collection » à ses dix ans, lorsqu’il l’avait surprise en train de mettre au feu des photos et un journal. À peine avait-elle tourné les talons qu’il s’était débrouillé pour les sortir des flammes, curieux. Du haut de ses six ans il n’avait pas saisi tout de suite l’ampleur des révélations qu’il y avait trouvées, mais avait eu le bon sens de les garder pour lui. Avec les années, il avait pris conscience d’une réalité : sa mère était une
sombre garce. Le seul fait de le penser lui nouait la gorge. Lui aussi avait été bercé par ses mensonges. Les révélations de son journal étaient tronquées : certaines étaient parties en cendre et en fumée le temps qu’il s’en empare. Mais elle levait un voile sur un pan de la vie de sa mère qu’il avait toujours mal connu : l’époque durant laquelle elle avait vécu avec son père biologique.
Avec une telle conscience du véritable déroulement de l’histoire, il n’avait jamais pu se sentir parfaitement à l’aise chez les Kim. Malgré tout, et en dépit d’une violente rancœur, il aimait trop sa mère pour la dénoncer. À ses 13 ans, Kang Joo s’était mis en quête de son géniteur, cet homme dont nul n’avait jamais entendu la version : après avoir entendu dire que son épouse était réapparue en Corée en 96, il l’avait contactée une dizaine de fois par jours pendant deux mois, exigeant constamment qu’elle le laisse voir son fils, la suppliant parfois de lui revenir, la menaçant dans ses mauvais jours de lui faire payer sa trahison si elle éloignait de nouveau son enfant. Au bout de ces deux mois, elle avait de nouveau disparu. Le temps qu’il la retrouve une fois de plus, début 97, une injonction du tribunal lui était tombée dessus : on lui ordonnait de ne plus l’approcher. N’y voyant aucune raison valable, il avait persisté à vouloir s’expliquer avec elle. Moo Kyul avait un travail, il s’était stabilisé, il voulait lui annoncer qu’il était capable de subvenir à ses besoins et à ceux de Kang Joo. Ce qu’il avait récolté, en arrivant devant chez elle? Un coup de poing assené par un étranger avant que la police ne débarque et ne l’arrête pour violences conjugale, harcèlement, chantage, menaces… Il avait été tellement pris de cours qu’il n’avait pas dit un mot face à toutes ces accusations. Sa Jin Ah était là, juste face à lui, et une part de lui persistait à penser qu’elle se lèverait pour leur dire à tous que tout cela n’était qu’un mensonge. Il avait attendu… attendu… jusqu’à ce que le verdict soit rendu. Elle n’était jamais intervenue. Il avait écopé d’une peine excessive, parce que l’inconnu –l’amant de sa femme– était un homme puissant. On l’avait laissé croupir en prison pendant un an avant qu’un avocat véreux, à la botte du président Kim, ne vienne lui proposer un marché : il serait libre à condition de signer les papiers du divorce et de ne plus jamais tenter d’approcher la futur Mme Kim. Il avait refusé. Deux ans plus tard, la proposition avait été remise sur la table. Il avait cédé : il ne voulait plus rien avoir à faire avec elle. Taraudé malgré tout par le sentiment d’avoir vendu son fils contre sa liberté, il avait sombré de nouveau dans l’alcoolisme avant de se reprendre en main.
Entendre sa version des faits n’avait pas été tâche aisée : Kang Joo ne s’était pas directement présenté, il avait usé d’un prétexte bidon pour expliquer sa présence sur la scène de tournage où travaillait Moo Kyul : il faisait partie de l’équipe de techniciens d’un drama, et au vu de la grande taille de Kang Joo, il l’avait pris pour un stagiaire. Cette après-midi-là, ils avaient travaillé ensemble sans que l’adulte ne se rende compte que l’adolescent ne le lâchait jamais des yeux. Le soir, Moo Kyul lui avait proposé de boire un coup avec lui, et le fils Kim avait dû le saouler avant qu’il ne consente à parler de cette vieille histoire, sa plaie ouverte, le regard vitreux. Pour la première fois, Kang Joo avait soutenu son père pour le ramener, titubant, à la mansarde qu’il n’avait jamais quitté. Il y avait encore çà et là des traces du passage de Jin Ah. Le garçon l’avait bordé comme un enfant avant de rassembler les souvenirs. Et de les brûler. Sa mère s’était reconstruite, et il se sentait investi du devoir d’aider son père à en faire de même : prisonnier du passé, il stagnait dans une semi-déchéance qui ne tirerait pas à Jin Ah une once de compassion si elle venait à l’apprendre. Inutile de dire que le lendemain, Moo Kyul avait d’abord accepté avec reconnaissance le bol que lui avait emmené ce drôle de stagiaire pour soulager sa gueule de bois… avant de manquer de l’étriper en découvrant ce qu’il avait fait. C’était le moment qu’avait choisi son fils pour lui avouer son identité.
Il avait passé les années suivantes à fuguer deux fois par semaines pour voir son père. Ils buvaient ensemble, parfois en compagnie des gens du voisinage; il régnait entre eux quelque chose de convivial, de chaleureux, qui démontrait à Kang Joo que pauvreté et vie misérable n’allaient pas forcément de pair… tandis que l’immense demeure des Kim lui apparaissait comme un froid musée, et le monde dans lequel on l’obligeait à évoluer, une prison dorée. Lorsqu’il n’était pas chez son père, c’était en compagnie de son ami d’enfance que Kang Joo enchaînait les escapades nocturnes.
Comme le dernier des voyous, dirait sa mère. Vols à répétition, courses de bolides, matchs de foot et bagarres de gangs constituaient son quotidien. Lors de ses rares journées en cours, il dormait. Il n’avait besoin de rien, si ce n’était son comparse – Rhee Jung Hee – et les moments passés avec son paternel. Seulement voilà : depuis plusieurs semaines déjà, son attitude de petite frappe insouciante s’était fait la malle. En même temps que sa complicité avec Jung.
Kang Joo se tourna sur le côté avec une grimace douloureuse et passa superficiellement une main sur son flanc pour évaluer sommairement les dégâts. Ce soir, il avait vraiment déconné. La porte de son antre s’ouvrit et un poids atterrit sur lui; le choc se répercuta douloureusement dans ses côtes et ses muscles meurtris. Personne ne dormait donc, dans cette fichue baraque? Il avait déjà croisé sa mère en rentrant – elle l’attendait. Elle lui avait fait une scène à la vue de son visage tuméfié, lui avait demandé comment il comptait expliquer son état à son père, et il avait répliqué que l’homme dont elle parlait n’était justement pas « son père ». Ils s’étaient pris le chou, comme à chaque fois que le sujet était mis sur le tapis, avant qu’elle ne tente de lui expliquer que tout ce qu’elle avait fait avait été pour lui, qu’il comprendrait et la remercierait un jour… Ce non-argument l’horripilait : elle le lui répétait depuis son enfance, mais à 19 ans révolus il ne comprenait toujours pas. Il avait choisi de fuir, plutôt que de lui répondre quelque chose de salaud.
Kang Joo chassa le corps qui s’était jeté sur lui. «
Dégage », grogna-t-il sans aménité. «
Oppa ! Tu avais promis d’arrêter, qu’est-ce que tu as encore fichu? Omma s’est mise à pleurer quand tu es parti. De quoi vous parliez, tous les deux? Je ne comprends jamais vos sous-entendus ! » «
Arrête de jouer les taupes, t’auras moins de raisons d’te sentir frustrée. » Il n’avait pas rouvert les yeux, bien décidé à lui montrer que son intrusion était mal venue, mais Chae Ri n’était certainement pas du genre à abdiquer si aisément. «
Oppa. Oppa oppa oppa oppa ! Elle avait accompagné ses appels incessants de coups de poings qui lui tirèrent une grimace et eurent le mérite de le tirer de sa torpeur; il dut coincer ses poignets pour la faire arrêter. Pour le coup, elle mit de côté son attitude d’enfant gâtée et ses traits son expression contrariée se mua en inquiétude.
Tu es vraiment blessé? Montre-moi. » Elle commençait déjà à le déshabiller de force, révélant des ecchymoses tout récents qui, comme à chaque fois, la mirent en rogne autant qu’elles l’émurent; suite à quoi elle lui assena un coup de plus, sur l’épaule cette fois. «
Aight, cette petite peste ! SI tu veux m’amocher un peu plus, repasse demain, je suis mort là… » Il commençait déjà à se relever, mais elle l’incita à se rallonger tandis qu’elle se précipitait vers la salle de bains attenante à la chambre de son frère et récupérait de quoi le soigner. Elle avait beau être naine, qu’est-ce qu’elle pouvait être violente ! Cherry s’assit sur sa taille, jambes pliées devant elle, et se pencha sur son torse pour badigeonner chaque zone douloureuse de crèmes et désinfecter méticuleusement les égratignures. «
Tu es allé voir ton père, c’est ça? … Je sais que c’est chez lui que tu vas quand tu n’es pas avec Jungie oppa. » Elle l’énonçait simplement, mais il devinait la tristesse derrière ses mots. Elle l’avait adopté, elle, et ne comprenait pas pourquoi il s’appliquait à ce point à rejeter leur famille. «
Ça t’regarde pas[/b] », soupira-t-il seulement après un moment de silence. «
Wae? Tout ce qui te concerne me regarde », s’énerva-t-elle. «
Babo. Tu devrais moins te préoccuper de la vie des autres et plus te soucier de la tienne. J’ai entendu dire que tu avais encore fait des caprices à la Davea. » Elle faisait partie des égéries de
Davea Couture, et on ne pouvait pas dire qu’elle comptait au nombre des mannequins les plus aisément gérables. Cherry lui adressa un clin d’œil malicieux. «
Quand on a la chance d’être à la fois une star, la fille du patron et la sœur du futur successeur, il faut bien s’accorder quelques avantages », plaisanta-t-elle en lui jetant les cotons au visage. «
Qu’est-ce que tu racontes? L’héritière c’est toi. Je suis juste le gosse issu d’un premier mariage raté et ça me suffit amplement. » Elle lui pinça durement la hanche pour lui exprimer sa façon de penser. «
Yah ! Si tu continues je te noie dans la baignoire. » Elle plissa les yeux d’un air mauvais. «
Tu n’oserais pas. » Kang Joo fit mine de réfléchir un moment, puis… «
Tu as raison. Ce serait gaspiller de l’eau alors d’autres en manquent cruellement. Le lavabo sera bien suffisant. » «
Oh, c’est bas ! Arrête avec ça ou je te jure que je te tue ! » «
J’ai peur, ricana-il en repoussant ses coups d’une seule main;
Un petit mètre cinquante essaye de me faire la peau ! » Mais l’humeur joueuse de Cherry disparut rapidement pour se muer en hésitation. «
Si je te disais que j’ai rencontré quelqu’un de bien… tu me soutiendrais? » Le changement de sujet le laissa un moment perplexe avant que son cerveau embrumé ne retrouve le fil. «
Non, je m’en fous. D’accord d’accord, je te soutiendrais ! » – abdiqua-t-elle en soufflant difficilement après qu’elle se soit mise à appuyer sur ses côtes en miettes. Cherry sauta de son perchoir – lui – en tapant des mains et partit en sautillant vers la porte. «
C'est une promesse ! Il est génial, tu verras, tu vas l’adorer ! » Mais bien sûr.