« Ma mère était belle. D’une beauté redoutable, une beauté qui piégeait les hommes, une beauté qui lui a valut sa perte. Elle se maquillait avec la plus grande des passions le soir, pendant que je jouais au bas du lit avec ses sous-vêtements. Son rire emplissait la pièce lorsque, enfin prête, elle rangeait tout à la va vite pour me prendre dans ses bras et courir me déposer chez la voisine. Ma mère n’était pas pute. Derrière ses grandes boucles brunes qui lui prenaient un temps fou tout les après-midi, les ongles délicatement recouverts de rouge vif et le rouge à lèvre qui lui offrait une bouche pulpeuse plus vraie que nature, elle était prête à attaquer le monde. Ses jambes vertigineuses l’emmenaient où elle le désirait, et pas forcément en marchant. Elles ne s’ouvraient jamais pourtant. Ma mère gérait son propre réseau. Comment une femme qui aurait pu devenir mannequin, actrice, connue et aimée, décide de se tourner vers le trafic d’être humains ? Elle ne me l’a jamais dit. Dès qu’elle quittait l’appartement, elle n’était plus qu’une femme d’affaire investie par son travail, appelant des clients et des fournisseurs, s’assurant de l’état des produits… produits qui s’avéraient seulement être des hommes et des femmes, voire des enfants, mais pour ma génitrice, ils n’étaient que de l’argent. Des liasses de billets verts bien lourds dans sa main.

Personne ne m’a jamais dit qui était mon père, et surtout pas elle. Il ne m’a jamais vraiment manqué. Un homme à la maison aurait été de trop avec la sublime femme qui m’a mise au monde. Parfois je me demande si elle m’aimait lorsque j’étais enfant. Qu’est-ce qui l’a poussée à me garder. Depuis mes premiers souvenirs, elle m’a traité comme un petit adulte. Les informations m’arrivaient crues. « Maman se drogue. ». À cinq ans, quelle connaissance pouvais-je bien avoir de l’héroïne. « Souviens toi que les filles russes valent une mine d’or ». En Chine, les êtres humains sont moins que rien s’ils n’ont pas la bonne classe sociale. Pas le bon compte en banque, les bons accès. Ma mère avait compris ça, et elle a toujours eu trop de fierté pour qu’on la traite comme un chien.

Ma mère est morte quand j’avais sept ans. Overdose. Elle venait de m’offrir un collier à l’écriture étrange, que je n’ai jamais su déchiffrer. Après ça, elle m’a dit avoir besoin d’un « calme spirituel ». C’était sa manière codée de me dire « chéri, maman va se piquer jusqu’à voir Dumbo faire l’hélicobite, va attendre à côté ». C’est la faim qui m’a poussé à transgresser la seule règle à la maison. Ne pas ouvrir la porte de sa chambre. La nuit tombait, elle allait devoir partir travailler, c’était pour lui rendre service vous voyez. Mais les gonds ont tournés en grinçant, et j’ai vu son magnifique visage blafard tourné vers la fenêtre, parfaitement maquillé. Ma mère est morte aussi belle qu’elle a vécu. Pour un enfant de mon âge, malgré l’éducation qu’elle m’avait donné, ça n’avait pas le moindre sens. « maman » ne pouvait pas mourir. Surtout la mienne vous comprenez. Ma mère pouvait mettre à genoux tous les hommes qu’elle croisait, d’un battement de cil et sans état d’âme elle décidait du sort de pauvre gens. Ça n’avait rien d’amoral à mes yeux, mais comment une telle femme aurait-elle pu se faire abattre par quoi que ce soit ?

Pendant deux jours, j’ai fixé le cadavre. J’avais toujours faim, mais ça n’avait plus la moindre importance. Ce que j’avais au début trouvé magnifiquement morbide n’était plus maintenant qu’une véritable monstruosité. Et l’odeur… l’odeur a alerté la voisine, celle qui me gardait presque tout le temps. Peut-être qu’elle avait un double des clés, peut-être que ma mère avait pensé à cette éventualité depuis des lustres. Toujours est-il que j’ai senti son parfum, et ce mélange m’a fait vomir. Alors elle m’a pris dans ses bras, tendrement, et m’a ramenée chez elle. Ensuite seulement elle a appelée la police. Elle ne leur a pas dit pour moi. Après tout, ma mère m’ayant élevé comme une grande personne, il n’y avait aucune trace d’un enfant dans l’appartement. Sans doute ne voulait elle pas que j’aille dans un foyer. Je n’aurais jamais pu retrouver un confort comme le mien. Elle m’a adopté, sans me demander mon avis. De toute façon, à sept ans, qu’est-ce que j’aurai pu lui dire ? « Laisse moi, je vais retrouver le fils de pute qui lui a vendu cette merde et lui jeter ma tétine à la figure » ?

Xiong Bao m’a accueilli avec une compassion que je n’ai plus jamais revue. Pour lui j’étais la neige. Xue. Le roi de la neige. Qing Xue. Pour moi il était un enfant que j’allais voir beaucoup plus souvent que je n’en avais l’habitude. Mais ce gamin… ce gamin est bipolaire. Un jour il se levait pour venir se fourrer dans mon lit et me raconter des choses dont je n’avais absolument rien à faire, et le lendemain, il pouvait me mettre au sol et me frapper jusqu’à épuisement parce que je m’étais introduit, perfide, dans sa famille. Lui aussi n’avait pas de père. Bao c’était le grand mystère de ma vie. Un enfant qui tenait à le rester, alors que je voyais bien, qu’il était comme moi. Forcé d’être un adulte.

À dix sept ans, en sortant de l'école où ma mère adoptive m'avait placé, j'ai ignoré le chemin pour rentrer. Je n'avais pas de motivation précise en tête, juste le besoin de partir. Ces dix dernières années m'avaient plongé sous calmant. Tout ce qui restait de moi, c'était un mouton docile. Ce n'était pas les valeurs que m'a inculquées ma mère. Je suis parti. Comme j'ai pu. En bossant n'importe où, pour n'importe quel salaire. Ma fierté m'a souvent fait jeter. Mais finalement, j'ai quitté le pays. Je voulais aller au Japon, mais le seul bateau qui a accepté de me prendre allait en Corée. Qu'est-ce que j'y perdais de toute façon. »