« Je suis ces souvenirs qui te hantent, ces doutes qui te dévorent, ces cauchemars qui te hantent. Quand tu regardes dans le miroir, c’est moi que tu vois. Partout où tu vas, tu m’aperçois. Et pourtant, tu persistes à vouloir te détourner de moi. Tant bien que mal, tu te raccroches à ce que les autres te racontent. Ils disent que tu t’appelles Jung Wan, que tu as 21 ans et que tu viens de Busan. Ils ne sont pas tendres avec toi. A leurs yeux, tu n’es qu’un énième gamin paumé et sans avenir, un simple rebus de la société, sans doute abandonné par des parents fauchés et très vraisemblablement viré d’un lycée débordé. Pour eux et pour le reste du monde, tu ne vaux rien. Mais c’est précisément pour cela qu’ils te considèrent comme l’un des leurs. Car eux non plus n’ont nulle part où aller, ni personne sur qui compter. Vous vous ressemblez et vous vous acceptez. Ces mafieux sont les seuls capables de te comprendre et prêts te garder à leurs côtés. Aussi tu leurs voues une indéfectible loyauté. Dès qu’un ordre t’est donné, tu n’hésites jamais. Tu te jettes dans la mêlée. Quand on te demande de cogner, tu serres les poings et frappes jusqu’à ce que tes victimes ne puissent plus se relever. Lorsqu’il s’agit de voler, tu ne songes même pas au danger que tout cela peut représenter, ni à l’illégalité dans laquelle tu risques de tomber. Tu fonces tête baissée. C’est sans doute vers un mur que tu cours. Mais fort des certitudes de la jeunesse et de l’arrogance des audacieux, tu penses que rien ne peut t’arrêter. Abruti. C’est con à dire, mais quelque part, je t’envie. »

Affaire n°A897GJYG6. Séoul, mars 2013. Le présent rapport vise à faire la lumière sur les buts et modalités de l’enquête N566 que les forces de police du poste de Gyeongi-do Nord ont menée en novembre dernier. Certes, les circonstances troubles dans lesquelles s’est déroulée cette opération et l’impossibilité de communiquer certaines données pour des raisons de sécurité nationale limiteront nécessairement la portée de cette synthèse. Cependant, étant donné les évènements tragiques qui se sont produits dans la nuit du 8 au 10 janvier 2013, une analyse des faits, même incomplète et non exhaustive, semble s’imposer. Revenons donc sur cette investigation qui a mobilisé plus d’une vingtaine d’agents pendant plus de trois ans. De prime abord, l’ampleur des moyens employés peut surprendre. Toutefois, elle se comprend aisément lorsque l’on considère l’envergure de la mission qui était à exécuter, c’est-à-dire le démantèlement de l’organisation Boryokudan. Longtemps soupçonné de diverses fraudes et de nombreux crimes en bande organisée, ce groupuscule n’a jamais pu être incriminé par les autorités. Les liens entretenus par ses dirigeants et différentes instances au pouvoir, ainsi que son fonctionnement en vase clos, expliquent sans doute pourquoi il a toujours été si difficile de rassembler des éléments confirmant ou infirmant l’illégalité de ses activités. En raison de cet hermétisme de l’information, tout travail de renseignement portant sur cette association exige ne peut s’effectuer que de l’intérieur. C’est pourquoi il été décidé qu’à partir du 13 novembre 2012, l’agent U23, sous couvert d’une identité fictive, s’efforcerait d’intégrer les rangs de cette mafia.

« Tu n’es pas si différent de moi. Tu es simplement tout ce à quoi j’ai dû renoncer, tout ce qu’il m’a fallu réprimer. D’après toi, d’où te viennent cette fougue, cette morgue et cette spontanéité ? Ne te leurre pas. Ces traits de caractère m’appartenaient. J’ai dû les mettre de côté lorsque les circonstances ont exigé que je gagne en maturité et embrasse la carrière à laquelle mon procureur de père m’a toujours destiné – celle de policier sérieux et respecté. Certes, j’ai pris un certain plaisir à ressortir un peu de cette personnalité que j’avais été contraint de refouler afin de t’aider à émerger. C’était assez grisant de pouvoir me réinventer, de ne plus être le bon garçon sur lequel tout le monde peut compter, en somme, de se laisser aller… Mais ne va pas t’imaginer que tu es là pour rester. Range tes mines renfrognées et tes airs de rebelle écorché. Tu ne m’impressionnes pas. Des petits merdeux dans ton genre, on en trouve à tous les coins de rues. Tantôt, ça traîne dans les cybercafés sans jamais rien branler de toute la sainte journée. Tantôt, ça veut jouer les gros bras et ça s’aventure dans les bars pour trouver des ivrognes avec lesquels se bagarrer. C’est facile de foutre sa vie en l’air quand on n’a ni attache ni responsabilité. Pas la peine de me servir tes sourires dégoulinants de fierté. Ta vie se résume à une série de clichés. Créature de papier, rôle que j’ai dû endosser, tu cesseras de respirer le jour où je n’aurais plus besoin de t’incarner. Depuis plusieurs semaines, tu sembles l’avoir oublié. Tu prends le dessus et parades dans les rues comme si tu étais vrai. Tu me bâillonnes lorsque j’essaie de te rappeler ta véritable identité et feins d’avoir perdu la mémoire. Tu tentes désespérément d’exister. J’aurais presque pitié… »

Pendant plusieurs semaines, l’agent U23 s’est donc fait passer pour un petit délinquant, espérant ainsi attirer l’attention d’un des membres de Boryokudan. Il semble que cette tactique ait porté ses fruits car après trois mois d’enquête, l’agent U23 a été en mesure de nous rapporter différentes données concernant la hiérarchie apparente de l’organisation et ne nous prévenir de certains des déplacements de ses dirigeants. Cependant, ici, nous ne pouvons que supposer. Le drame que nous évoquions en préambule nous incite à relativiser la validité de ce qui nous a été relaté et à douter de la moralité de notre employé. Le 8 janvier dernier, celui-ci nous a en effet indiqué qu’une transaction de grande importance et un échange frauduleux de marchandise auraient lieu dans un entrepôt de la banlieue dans Séoul. Par conséquent, une intervention a été programmée. Malheureusement, cette action s’est soldée par un cuisant échec. Et par-là, nous ne déplorons pas seulement le fait qu’aucun suspect n’ait été interpellé, mais aussi et surtout la mort de l’une de nos meilleurs recrues: le lieutenant Lee Seok Hyun avait 33 ans, était marié et père de deux enfants. Il se trouve qu’il était aussi le frère aîné de l’agent U23. Ce lien de parenté rend encore plus étranges et déroutants les résultats du relevé d’empreintes qui a effectué sur le manche du couteau avec lequel notre officier a été tué : l’ADN que l’on y a trouvée correspond à 99,7 % à celle de l’agent U23…

« Nous aurions presque pu nous entendre. Dans une autre vie, dans un autre monde. Seulement, ici-bas, tu es un criminel et je suis un policier. Et je te ferai payer ce que tu as fait. »

Faut-il conclure à un passage à l’ennemi, ou d’autres circonstances expliquent-elles ce curieux état fait ? Nous soulevons ces questions, mais il ne nous appartient pas d’y répondre. Suite au décès du Lieutenant Lee, les autorités ont en effet estimé que l’enquête N566 comportait trop de dangers et ont donc décidé d’y mettre un terme. A ce jour encore, nous demeurons sans nouvelles de l’agent U23. Affaire classée.